Antigone de Jean Anouilh – Note d’intention pour la mise en scène

DSC_0001J’avais presque l’âge d’Antigone lorsque ma sœur jumelle et moi avons jouée ce rôle la première fois. Une chance magnifique pour une adolescente d’avoir la révélation de la scène à travers un personnage qui, du haut de ses millénaires, n’a toujours pas, grâce à Anouilh, pris une ride. En troisième, notre professeure de français, passionnée de théâtre, nous annonce vouloir monter l’Antigone d’Anouilh. Elle fait appel pour cela à Akel Akian, directeur du Théâtre de la Mer à Marseille. De là une aventure incroyable commence, depuis la mise en scène jusqu’à la création, que nous avons notamment jouée dans le pays de Sophocle, et sur les marches d’Epidaure.

Depuis, j’ai suivi les traces d’Antigone comme sur un chemin de signes et de promesses. D’abord lors d’une assistance à la mise en scène pour une création de jeunes adultes amateurs, ou simplement en tant que spectatrice – ou lectrice. Lire Anouilh, c’est découvrir tout le foisonnement et la richesse de son œuvre, et mesurer l’efficacité extraordinaire de son écriture dramaturgique ; c’est pouvoir savourer, aussi, cette tendresse toute particulière qu’il entretient avec beaucoup de ses personnages, c’est observer également le monde fantasque du théâtre à travers son œil amusé. Et puis, il y a deux ans, je suis allée voir un spectacle joué par des adolescents. C’était une rêverie sur cette période tourmentée qui précède l’âge adulte, et le metteur en scène y avait introduit, sous forme de choeur, des répliques d’Antigone et Créon. Je ne m’y attendais pas, une grande vague d’émotion m’a recouverte, et j’ai su qu’il me fallait dire à nouveau quelque chose avec ce texte.

L’Antigone d’Anouilh a cela d’exceptionnel qu’elle ne se contente pas de réécrire ou moderniser la superbe pièce de Sophocle. Dans la pureté lisse et l’efficacité foudroyante de ses dialogues, elle a le génie de faire exister chaque personnage dans un conflit intérieur et une fragilité fondamentalement propre à l’humain, sans toutefois prendre parti ni entrer dans le jugement. De ce fait, Anouilh crée un pont magistral entre la splendeur du mythe et l’intimité de notre rapport à la vie, à ses enjeux et à ses choix. Et c’est en cela que cette pièce nous touche, nous dépasse.

Pour moi, la pièce de Jean Anouilh repose sur trois enjeux dramaturgiques fondamentaux : celui de la révolte d’une Antigone qui se tient dressée dans son refus du compromis et qui, dans sa dignité noire et lumineuse à la fois, atteint au charisme de l’héroïne romantique en quête d’absolu. Le deuxième enjeu est celui de la réflexion sur le choix et le pouvoir : à travers les propos de chaque personnage, et particulièrement ceux de Créon et d’Antigone, la noble Tragédie se met en place : que devenons-nous, quelle place prenons-nous face à la loi, quel est le sens de notre responsabilité ? Et puis – et cet enjeu complète le précédent – Anouilh nous donne à voir la vie comme un théâtre, où chaque rôle, finalement, est bien orchestré, fatalement résolu à l’avance : « C’est propre la tragédie, c’est reposant, c’est sûr. » Dans la plupart de ses œuvres, l’auteur aime d’ailleurs particulièrement jouer de cette discrète jonglerie entre incarnation et distance – celle-ci s’opère notamment grâce au Prologue et au Choeur dans Antigone – et pour cause : paradoxalement, grâce à ce procédé, la tragédie de Anouilh se révèle juste, accessible et puissante : ainsi nous laissons-nous envahir par elle, jusqu’au bout.

DSC_0033Mais les enjeux dramaturgiques d’une pièce de théâtre, qui constituent la matière du sens et de l’adresse pour une mise en scène, n’en déterminent pas pour autant l’identité artistique. Surtout pour l’Antigone d’Anouilh : mettre en scène cette pièce implique de longtemps plonger en soi et de chercher l’endroit où elle nous touche le plus profondément. Qu’est-ce-qu’on cherche à donner au spectateur à travers ce texte ? Ainsi ai-je longtemps réfléchi, rêvé, mûri le projet. Je me suis nourrie de beaucoup de lectures (mythologie, réécritures, inspirations), j’ai recherché des matières physiques, musicales ou théâtrales qui pouvaient avoir un lien plus ou moins pertinent avec le travail que je commençais. J’ai complété ma formation chorale avec plusieurs stages sur le choeur sensible improvisé. J’ai cherché dans la présence des comédiens ce qu’il y avait de plus vibratoire et de plus sincère. Toute cette matière a au fur et à mesure déterminé les intentions de la mise en scène, et donc sa personnalité, son climat, ses couleurs. Les traitements du mythe, du choeur et de l’enfance en ont été les trois fils conducteurs principaux.

Le mythe, parce que c’est une mémoire commune, immense et infime à la fois, qu’on porte comme un secret, une révélation, « une question de trop qu’on se pose un soir », sans temporalité précise. Nous avons ainsi beaucoup travaillé sur les sensations, les symboles, la mémoire sensible, les images, la métamorphose des corps et de l’espace, pour représenter, raconter, ritualiser. Nous avons rejeté l’utilisation d’accessoires pour privilégier le rapport archaïque et sensuel à la matière (tissus, couleurs, sables, sons, images, traces…) et éveiller l’imaginaire du spectateur. Il nous est rapidement apparu fondamental, pour conserver la valeur universelle qui caractérise n’importe quel mythe, d’éviter à tout prix un ancrage spatio-temporel délimité, que ce soit dans les costumes, la diction ou la scénographie : en d’autres termes, chercher à se placer hors du temps, pour ne pas donner de limites au spectateur, ni dans sa réception, ni dans sa projection, ni dans son interprétation. Il ne s’agit pas de neutralité – à quelle neutralité pourrait-on prétendre au théâtre quand tout fait signe ? – mais de liberté : ne devient mythe que ce qui peut voyager à travers le monde et le temps.

ANTIGONE-MILLE-FEUILLE-24Intimement lié à ce premier fil rouge, le thème du « choeur » a très largement influencé notre travail : contrairement à Sophocle, les tirades du Choeur ne sont plus du tout ici le rappel de la loi divine implacable, mais le moyen de créer, en complicité avec le public, une distance souriante, un jeu de mise en abîme où il nous est justement rappelé que chacun doit jouer son rôle. Ainsi, dans ce décalage, Anouilh rompt avec la tradition sacrée de l’utilisation chorale. Mais le fait que l’auteur nomme « Choeur » des tirades qui ont pourtant toute l’apparence d’un monologue écrit pour un seul personnage, est devenu pour moi une énigme à prendre en charge. Il m’est apparu nécessaire de travailler distinctement deux types de choeur. Le premier, qui concerne le texte du personnage-Choeur lui-même, serait porté par un enfant : de par son âge, sa singularité de jeu et son rôle de passeur dans la pièce – adresse directe au public, commentaires amusés sur les personnages et l’intrigue – nous arriverions à créer de manière immédiate et sensible ce décalage recherché par l’auteur.

Mais cela ne suffirait pas. Que faire de cette dimension chorale que semble pourtant vouloir donner l’auteur par sa désignation « Choeur » ? J’ai alors relu les passages choraux de l’oeuvre de Sophocle, et me suis rendu compte que la confrontation de ces derniers avec la pièce de Anouilh pouvait justement enrichir la mise en scène en créant un pont entre la tradition – la mémoire antique – et la portée contemporaine de la tragédie. Par notre travail des chants, des musiques, nous allons ainsi chercher à nous inscrire dans une utilisation moderne et pervertie des choeurs antiques grecs : vidés de leur dimension sacrée, en quête d’une spiritualité sans racine, ils révéleront alors la tragédie ô combien actuelle de notre société : l’homme en perte de repères, de valeurs, d’identité, en guerre contre lui-même, le héros en perte de sens. Comme dit Antigone : « Je ne sais plus pourquoi je meurs ». Sans illusion, sans foi, le héros n’est plus, il devient individu, solitaire, abandonné d’une société aveugle gouvernée par l’hypocrisie, la désillusion et l’argent. Les prêtres ne sont plus que des «employés fatigués », des faiseurs de cérémonies absurdes. Il ne reste que le courage ordinaire du commun des mortels, courage sans flamme aux allures de « cuisinier ».

Au moment de la mort d’Antigone, mettre en comparaison les répliques entre les deux héroïnes devient alors une expérience cinglante : tandis que la puissante Antigone de Sophocle appelle à elle des cohortes de dieux et d’ancêtres, la petite Antigone d’Anouilh, elle, se retrouve terrassée dans le silence et la solitude : « Ô tombeau, ô lit nuptial, ô ma demeure souterraine…toute seule. » Ainsi, c’est précisément par ce travail du choeur chanté et instrumentalisé que nous pourrons rendre concrète la sensation de ce vertige existentiel, de ce drame de la société et de l’homme moderne.

« Créon : Et tu risques la mort maintenant parce que j’ai refusé à ton frère ce passeport dérisoire, ce bredouillage en série sur sa dépouille. Cette pantomime dont tu aurais été la première à avoir honte et mal si on l’avait jouée. C’est absurde !
Antigone : Oui, c’est absurde. »

Photo AntigoneTroisième fil rouge pour notre mise en scène : celui de l’enfance. Pour moi, c’est là peut-être l’endroit le plus intime et le plus touchant de l’oeuvre : Antigone nous parle en profondeur de cette tendresse écartelée pour un monde qui nous a appartenu un jour, un monde de toute-puissance, un paradis qu’il a bien fallu perdre ; accepter de choisir, consentir à fermer les yeux, se contenter d’un petit morceau si on a été bien sage, et vieillir… Dans la pièce d’Anouilh, un petit page est présent aux côtés de Créon. A première vue sans intérêt dramaturgique majeur, ce personnage est pourtant devenu pour moi une clé essentielle : la présence de l’enfant qui incarnera sur scène le page révélera d’autant mieux les failles et le drame des autres personnages : impuissance pour Créon, miroir cruel pour Antigone, regret de l’enfance perdue pour le spectateur. Mais le thème de l’enfance permettra aussi d’apporter poésie et légèreté à la mise en scène, rejoignant ainsi le pouvoir évocateur du mythe, et enveloppant le jeu d’une matière suspendue, onirique et mouvante.

« Créon : Tu en as de la chance ! Ce qu’il faudrait, c’est ne jamais savoir. Il te tarde d’être grand, toi ?
Le page : Oh oui, monsieur !
Créon : Tu es fou, petit. Il faudrait ne jamais devenir grand. »

On le voit bien : Antigone est peut-être l’une des plus grandes pièces jamais écrites, parce qu’elle montre la tragédie de l’humain pris au piège de ses paradoxes et de ses failles. Les dialogues sont marqués par la simplicité, l’immédiateté, la tension, la poésie aussi. Ainsi, tout en suivant chacun des objectifs de mise en scène énoncés, nous attacherons-nous toujours à travailler le jeu, la langue et l’adresse en restant le plus fidèle possible à cette pureté de style qui façonne toute la puissance et la justesse de l’oeuvre d’Anouilh.

Maïlys Castets

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