La chute
Création Le Mille-Feuille
Albert Camus
Durée : 1h20
Création 2022
Mise en scène et adaptation : Ken Michel assisté de Sandra Burillo
Avec : Boris Bayard
Décor : Christian Castets et Csaba Greksza | Régie : Cécilie Cuttat
« Dès ce soir, d’ailleurs, je recommencerai…
Ces nuits-là, ces matins plutôt, car la chute se produit à l’aube, je sors, je vais, d’une marche emportée, le long des canaux.
Dans le ciel livide, les couches de plumes s’amincissent, les colombes remontent un peu, une lueur rosée annonce, au ras des toits, un nouveau jour de ma création.
Sur le Damrak, le premier tramway fait tinter son timbre dans l’air humide et sonne l’éveil de la vie à l’extrémité de cette Europe où, au même moment, des centaines de millions d’hommes, mes sujets, se tirent péniblement du lit, la bouche amère, pour aller vers un travail sans joie.
Alors, planant par la pensée au-dessus de tout ce continent qui m’est soumis sans le savoir, buvant le jour d’absinthe qui se lève, ivre enfin de mauvaises paroles, je suis heureux, je suis heureux, vous dis-je, je vous interdis de ne pas croire que je suis heureux, je suis heureux à mourir ! »
Descriptif
Un homme en interpelle un autre dans un bar d’Amsterdam et en même temps il est seul chez soi face à un miroir. Il déroule implacablement, avec une rhétorique achevée, la logique qui nous renvoie à notre propre vide, nos mensonges les mieux entretenus, la vanité des rôles dans lesquels nous nous enfermons.
« Entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde » se tient Jean-Baptiste Clamence, juge-pénitent, et son cynisme désenchanté ravive la question, brûlante, de la fraternité. Nos sociétés sont nécessairement fragiles, en ce qu’elles occultent au quotidien l’hypocrisie et la violence, pour mieux nourrir le monstre culpabilité.
Lui ne court pas après la rédemption. Sa quête éperdue est pétrie d’intransigeance. Il interroge la place de chacun au sein d’une communauté, dès lors qu’un seul de ses membres décide que la vie n’a pas de sens, que sa propre vie n’y fait plus sens. Son plaidoyer est comme un vertigineux chant du cygne, il s’y épuise… Multipliant les masques et les adresses, il révèle et exacerbe les contradictions, avec la cruauté, paradoxalement jubilatoire, de qui creuse sa propre blessure narcissique.
C’est aussi un pied de nez à la situation théâtrale, que ce Clamence-Dealer, qui traverse et manipule un miroir lézardé par les rires du public, reflétant les visages des spectateurs-clients, ici présents. Si on espère la catharsis salutaire, elle opèrera insidieusement, et comme à rebours, de ce que nous venions chercher dans les salles obscures.
C’est enfin une histoire dans l’histoire, qui relève à la fois de la mise en abîme et de la transmission. Il y a au moins une génération, et symboliquement un automne, entre l’interprète de Clamence – il est plus jeune que Clamence tel qu’il se décrit dans le monologue, ou plutôt le soliloque, ou en définitive le dispositif de parole, à tiroirs, conçu par Camus – et le metteur en scène. Ce dernier s’amuse d’ailleurs à jouer au figurant dans le rêve éveillé de cet homme, son alter ego, « endormi sur son secret ». Au terme de son prêche, Clamence en personne doit lui aussi disparaître, s’exiler, passer et renaître en l’écoute de ses témoins-apôtres, qu’il aura fécondée de la nuit de son questionnement solaire.
(Et il neigera ce jour-là).
« Nous sommes tous des cas exceptionnels. Nous voulons tous faire appel de quelque chose ! Chacun exige d’être innocent, à tout prix, même si, pour cela, il faut accuser le genre humain et le ciel. »
La chute en images
Crédit photographique : Shirley Dorino